NéO#11: Rencontre de deux humanités, rendez-vous au soleil levant.

Publiée le 07/11/2020

La révolution néolithique a été initiée au Levant avant de prendre son véritable élan vers le nord puis l’est, le long de l’Euphrate et du Tigre, dans cette région qu’on appelle le Croissant fertile (carte#1). Cette région a donc vu naître la sédentarisation, l’agriculture et l’élevage, les premiers villages, les premiers temples, puis l’avènement des cités, en basse Mésopotamie, où seront inventés les États et l’écriture (chronique#13). Ce n’est pas le seul endroit au monde ou tout cela s’est produit mais il est assez fascinant de constater, sur un si petit territoire, cette continuité d’innovations indissociables de ce que nous sommes maintenant. Pourquoi à cet endroit? Est-ce seulement lié à des facteurs environnementaux favorables qui auraient permis l’émergence des plantes et des espèces domesticables, et avec elle, la sédentarisation des Natoufiens?

En plus d’avoir donné naissance à la première des révolutions néolithiques, la région du Croissant fertile a aussi joué un rôle central dans l’évolution de notre espèce.

Parmi les primates, le genre Homo est apparu en Afrique, d’abord les ancêtres d’erectus (- 2 000 000) puis sapiens (-300 000) aussi appelé « homme (anatomiquement) moderne » (Moderne). Tous les deux sont sortis d’Afrique, à de nombreuses reprises, à plus d’un million et demie d’années d’intervalle, pour coloniser le reste de la planète, telles des métastases à la recherche d’herbe un peu plus verte où proliférer. Les plus anciens sites archéologiques attestant de la présence de Moderne hors d’Afrique ont été trouvés au Levant dans différentes grottes nichées le long de la faille de la mer Morte. Certains de ces sites contiennent des sépultures et des ossements vieux de plus de 100 000 ans (chronique#17). Grâce à la génétique, on sait maintenant que ces premiers hommes et femmes modernes sortis d’Afrique ne sont pas directement responsables du peuplement du reste du monde qui correspond à un événement plus tardif, il y a 60 000 ans, soit plusieurs dizaines de milliers d’années après les premières incursions dans cette région. Quoi qu’il en soit, tous ces humains d’un nouveau type, les premiers et les suivants, sont passés par cette région du croissant fertile, passage obligé en sortant de l’Afrique originelle (carte#6).

Voilà l’histoire simplifiée de Moderne partant à la conquête de sa planète qu’on aurait pu lire si Svante Pääbo, lui qui rêvait de séquencer les momies égyptiennes, n’avait pas réussi à séquencer le génome de Neandertal. Ses travaux ont révélé au monde que tous les humains actuels hormis ceux d’Afrique subsaharienne, ont hérité d’un peu (≈2%) de génome de cet ancêtre que nous considérions comme un lointain cousin un peu rustre, un lointain descendant des archaïques erectus ayant évolué isolé en Eurasie pendant plus de 300 000 ans. Tous les Moderne qui sont sortis d’Afrique ont donc fait une pause, quelque part, le temps d’y flirter avec Neandertal et d’échanger quelques gènes, avant de repartir vers d’autres horizons. Bien qu’il n’y ait quasiment pas de preuves physiques de ces contacts, pas de grottes ou cavernes en colocation, pas de tombe regroupant madame Moderne et monsieur Neandertal (ou vice versa), il semble bien que ces échanges aient eu lieu, et ce, au Proche-Orient. Neandertal a occupé toute l’Eurasie, de la péninsule ibérique à la Sibérie, pendant plus de 200 000 ans mais des sites néandertaliens ont aussi été trouvés dans cette région, très proches de sites occupés par Moderne. La datation de l’ensemble de ces sites y témoigne de sa présence sur une période d’au moins 20 000 ans (-70 000 à -50 000), juste avant sa disparition (-40 000). Même s’il manque des preuves archéologiques de la rencontre Moderne/Neandertal, et même s’il a été longtemps supposé que ces deux humanités n’avaient pas occupé en même temps le Levant, s’expulsant les uns les autres en fonction des aléas climatiques et des flux migratoires, il est impossible qu’ils ne s’y soient pas croisés pendant ces 20 000 longues années. Le fait qu’ils y partageaient une même culture lithique et nos 2% de gènes néandertaliens en témoignent indirectement.

Mais il y a t-il un rapport entre cette rencontre à cet endroit et ce qui s’y déroulera plusieurs dizaine de milliers d’années plus tard ? Est ce que les échanges culturels et de gènes entre ces deux humanités si différentes ont permis aux ancêtres des Natoufiens d’acquérir les capacités cognitives nécessaires pour débuter bien plus tard la première des révolutions néolithiques?

Il y a eu plusieurs révolutions néolithiques indépendantes à la surface du globe : en Asie, en Océanie, aux Amériques et en Afrique. Ces révolutions se sont produites à peu près au même moment à l’échelle de notre longue histoire (entre -10 000 et -3 000 av JC, carte#7) indiquant qu’elles sont sans doute le fruit d’une évolution psychique, d’une modification profonde de notre rapport à la nature, plus qu’à une zone géographique et à l’histoire de son occupation humaine. Elles sont aussi vraisemblablement liées à un climat et un environnement propice à la sédentarisation et à la présence de plantes et d’animaux domesticables. Le fait d’avoir accueilli la rencontre entre Moderne et Neandertal ne semble donc pas avoir joué un rôle direct dans ce qui s’est produit par la suite dans le Croissant fertile. Même si la seconde grande révolution néolithique a eu lieu en Chine où les Moderne y ont sans doute rencontré les Dénisoviens, cousins asiatiques de Neandertal, elle s’est également produite aux Amériques, une terre vierge de toute autre espèce humaine avant l’arrivée des Moderne il y a au moins 15 000 ans.

Quoiqu’il en soit, le rôle joué par cette région du Croissant fertile dans notre histoire commune, depuis la rencontre de ces deux humanités séparées depuis des centaines de milliers d’années, est réellement étonnant. Même sans savoir ce qu’il s’y était passé à la préhistoire, cette région du monde a toujours fasciné le monde occidental depuis Alexandre le Grand parti à la conquête de l’empire Perse, de la mythique Babylone et de l’Égypte, en passant par les Croisés allant « libérer » les lieux saints du Christianisme, jusqu’aux jeunes hommes et femmes fanatisés partant par milliers rejoindre Raqqa et leur rêve d’un nouveau Califat, faisant tous, sans le savoir et plusieurs milliers d’années après eux, le chemin inverse de Moderne sorti d’Afrique et des pionniers néo-agriculteurs venus d’Anatolie. Elle a sans doute aussi été fascinante pour les acteurs de la première rencontre entre ces deux humanités si différentes physiquement, l’une venue du sud, grande à la peau noire, l’autre venue du nord, trapue à la peau claire, tombant nez à nez à la sortie d’une grotte sur les hauteurs de Nazareth, sur les rivages de la mer Morte ou le long des flots bleus de la Méditerranée… Un souvenir troublant, certainement enfoui quelque part, tout au fond de notre mémoire collective.

En haut: carte montrant les migrations de Moderne et les territoires occupés par les autres espèces humaines (Neandertal (orangé) et Denisova (gris); carte#6); en bas: carte indiquant les différentes révolutions néolithiques et les espèces domestiquées (carte#7).